UNESCO
Journée internationale de la lumière 16 mai 2019
Conférence de Monique Castillo
Il est bon d’être éclairé. Mais par quelles lumières ?
La lumière de la tradition ou de la révolution peut-être quelque chose qui aveugle ; la lumière de la pure intelligence peut être quelque chose qui rejette dans l’ombre ce qu’elle refuse de comprendre, tandis la lumière de la raison peut être ce qui donne à l’esprit le courage de la lucidité, le courage de voir clair. De quelles lumières notre temps a-t-il spécifiquement besoin ?
I
La lumière qui aveugle
La lumière qui aveugle est celle des illuminations des magiciens qui entendent nous faire participer au salut du monde, une mission souveraine dont ils pensent être les fers de lance merveilleusement élus pour une gloire éternelle. Révolutionnaires, radicalisés, fanatiques, traditionnalistes exaltés etc., une seule idée, une seule vision les occupe et les obsède : leur certitude passe avant toute recherche de la vérité, ils sont les visionnaires de l’avenir, de l’accomplissement de tous les temps, les acteurs d’une fin de monde : triomphe d’une unique race, d’une unique classe, d’une unique religion.
L’illusion de vérité et d’évidence tient à l’art d’avoir toujours raison contre n’importe qui, de se rendre infalsifiable, incontestable : celui qui vous contredit est un ennemi, celui raisonne est un complotiste, celui qui vous combat mérite la mort.
La clarté dont il croit s’éclairer est celle d’un miroir narcissique auto-exalté. Mais la réalité des agissements ne peut se mettre en pleine lumière et reste bien l’affaire des ténèbres : terreur, torture, viol, corruption.
L’impression de lumière vient de la complicité avec une illusion qui satisfait bien plus que ne le fait la réalité. La foi dans l’imaginaire d’un triomphe ultime et définitif autorise à détruire les hommes, les institutions, il fait du crime une vertu, de l’impunité une force. L’imaginaire ne s’ajoute pas à la réalité, il la remplace, il nie le faits. De là vient sa force : il ne recule devant aucun moyen parce qu’il a perdu le sens du réel. Les fanatiques du combat sont des Illuminés d’une seule idée, d’une seule passion. Une seule direction les éclaire, mais en les aveuglant.
II
La lumière qui fait de l’ombre
Contre les illusions du fanatisme, l’intelligence entend bien faire la lumière. Elle part en guerre à la manière de Voltaire, qui s’est donné à lui-même le qualificatif de « grand démolisseur ». En effet, l’intelligence veut gagner la partie contre l’illusion en la remplaçant définitivement par le savoir. La méthode logique et mathématique sert de modèle au meilleur fonctionnement de l’esprit, un esprit retiré du monde, séparé de toute sensibilité, débarrassé des engagements imposés par la vie. Aussi l’intelligence apporte-t-elle la lumière, mais une lumière qui contribue à rejeter dans l’ombre ce qui ne relève pas de sa compétence. Le philosophe Léo Strauss l’a dit en termes synthétiques : les Lumières ont supprimé le problème de la foi, mais ne l’ont pas résolu.
Quand elle choisit d’identifier définitivement le rationnel au scientifique et le scientifique à la réduction du supérieur à l’inférieur, l’intelligence procède à la réduction du spirituel au matériel, de l’idéal à l’utilitaire, du moral au physique, du psychique au biologique, du vivant au mécanique, du mental au social, du social à l’historique, de l’historique à l’inconscient... Ce mouvement est connu pour être la pente positiviste et scientiste des Lumières : il ne s’agit plus de répondre aux questions (surtout quand elles sont métaphysiques), mais de les éliminer ; d’user de la science comme d’un pouvoir de discréditer et dévaloriser les interrogations auxquelles elle ne peut pas ou ne souhaite pas répondre (ce point est développé dans notre article intitulé L’homme des lumières : de la soif de dénoncer au courage de penser, publié par Franc-Maçonnerie-Magazine, hors-série n°4).
III
Lumière et lucidité
Ces Lumières soupçonneuses, sceptiques et démolisseuses ont été nommées « lumières négatives » par l’inventeur de la philosophie critique Emmanuel Kant. Lui-même estime que l’on ne peut être éclairé que quand on décide de trouver en soi-même la lumière qui délivre des fausses clartés. Pour cela, il faut faire la différence entre deux niveaux de l’esprit humain : l’intelligence, qui cherche des solutions, et la raison, qui est la puissance du questionnement.
La raison est la lumière qui se critique elle-même, entendons par là qu’elle s’interroge elle-même et se demande des comptes à elle-même : elle se critique en tant qu’intelligence qui est trop vite satisfaite de conclure, d’arrêter la recherche, de livrer des résultats, de stopper l’avancée des questions. La raison se veut assez lucide pour dénoncer le penchant de l’intelligence à l’impérialisme scientifique et assez inventive pour ajouter à l’explication de type mathématique les ressources de la compréhension symbolique des affaires humaines.
Les Lumières constructives ont foi dans la raison qui est en l’homme, elles ont foi dans la fécondité intrinsèque de l’autocritique, elles croient à la possibilité d’une transformation éclairante des pensées, des hypothèses, des croyances ou des présupposés. Car l’action de de se désillusionner et de se désaliéner est toujours une découverte de soi, un approfondissement de soi et, bien souvent, une transformation régénératrice de soi. La lumière critique opère ainsi comme un ressourcement, comme la puissance de trouver en soi des énergies toujours plus lucides, plus critiques, plus créatives.
IV
Quelle lumière pour notre temps ?
Notre temps pratique un étrange type d’enténébrement : il tient la révolution robot-numérique pour un phénomène exclusivement technologique, condamnant les populations à s’adapter indéfiniment, c’est-à-dire à toujours courir derrière l’instabilité de l’innovation. Cette vision signifie pour longtemps l’enfer au travail, le cynisme dans les affaires, la dégradation continue de la qualité de vie personnelle. Dopage, stress, suicide, burn out…
On sait pourtant que c’est si et seulement si les travaux des scientifiques contribuent à lutter contre la maladie dans les hôpitaux, s’ils créent des emplois dans l’économie, s’ils perfectionnent la formation des jeunes, s’ils élargissent nos moyens d’aborder la réalité qu’ils s’introduisent effectivement dans le monde. Autrement dit, une révolution technoscientifique n’a de chances de s’imposer qu’à la condition d’être aussi et en même temps une révolution culturelle (c’est-à-dire sociale, éducative, esthétique et existentielle).
Nous avons pour cela que la population soir éclairée sur la complexité des problèmes au lieu de succomber à la tyrannie des émotions manipulables. Une démocratie instruite, non plus démocratie d’opinion, mais de réflexion et de concertation rigoureuse est celle d’un peuple soucieux de comprendre pour juger. Les professionnels (médecins, physiciens, avocats, professeurs, entrepreneurs, inventeurs, prix Nobel…) ne doivent pas être simplement des experts cantonnés dans une fonction théorique pointue, ils ont à devenir des acteurs de la vie publique, des éclaireurs, des propagateurs de savoirs, et leur action doit pouvoir être reçue comme un bien commun qui fait partie de la culture collective. Entre les chercheurs et le public, il y a la place pour des médiateurs-traducteurs, permettant aux savoirs de devenir des biens publics et aux savants d’être appréciés comme d’éclairants éclaireurs…
© 2019 Monique Castillo